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7 mars 2005

La piste noire

Le téléphone a sonné à 6 h 20, j'ai eu de la chance de l'entendre. C'était Didier, mon adjoint, je devais venir d’urgence. Je n’ai pas trop compris ce qu’il racontait, il m’avait tiré d'un rêve dont je ne me souviens pas, mais qui était plus agréable que la réalité. Je me suis habillé en vitesse, j’ai pris mon flingue, que je ne touche pas d’habitude, et j’ai foncé au commissariat. Il faisait bien nuit, sans les lampadaires on aurait rien vu, et il y avait des restes de neige sur les trottoirs. Le Didier attendait sur le seuil du poste, et, à voir sa tête, c’était pas la joie. On est monté dans la voiture de fonction, il n'a pas fait hurler la sirène, pour ne pas alerter tout le monde, mais il a roulé aussi vite que possible vers les remontées mécaniques. Les routes, par chance, étaient sèches, sans neige et sans glace, sinon, à la vitesse où il allait, on aurait fini dans un chalet. Il a planté devant la remontée des Chamosses. Le télésiège était bloqué par le fil rouge qui sert normalement à délimiter les files d’attente, et un panneau marqué «travaux». On a pris place, sans s'étonner qu'il soit en fonction à cette heure, on est monté, le soleil commençait à peine à éclairer les sommets, mais on n’y voyait rien encore, à part les piquets de couleur au bord des pistes et certains sapins. Par contre, il y avait une jolie lumière dans le ciel, qui ressemblait au ciel des photos des guides touristiques, avec du violet et une touche de rose, avec dessous marqué "descentes nocturnes" ou "descentes au flambeau". Au fur et à mesure qu’on montait, Didier est devenu encore plus pâle, il a répété deux ou trois fois « c’est moche », et il m’a dit « ça va être dur pour le village ». Je ne savais pas de quoi il causait, mais vu sa tête, ça semblait clair : on était dans la merde, d’une manière ou d’une autre. Le Didier, c’est pas le genre à exagérer, ni à deséspérer vite. On est arrivé, il faisait presque jour, enfin, on voyait un peu mieux qu’avant, mais ça devait être parce qu’on était en haut. Le soleil léchait déjà les sommets, et avec ça on était vraiment sûrs qu’on était en fin de saison, sinon on serait encore dans la nuit. Il y avait trois personnes : Jérôme, agent qualifié, qui fait la circulation et les affaires extra-tourisme, le docteur Müller, qui est le médecin du village, et un type qui doit probablement travailler à la station, avec une tête de type qui travaille dans les stations de ski. Il ne lui manquait plus que les lunettes de soleil et le sourire. Le docteur a fait un pas de côté, il a montré derrière lui une boule de couleur bleue ; j’ai regardé plus en détail et j’ai constaté que c’était le visage de quelqu’un, mort, y avait pas de doute, défoncé au-dessus de l’arcade sourcilière. La neige était un peu sale autour de lui. J’ai caché mon envie de vomir comme j’ai pu, j’ai fait un signe du menton pour interroger quelqu’un. Le docteur a dit « Ne vous gênez pas pour nous » en désignant un tas par terre, jaune, qui devait être un apéro de quatre heures du mat’, ou quelque chose du genre. Comme je n’étais pas motivé, il a vu, il a continué : - Il est mort. De froid il me semble. Il a le haut du crâne enfoncé mais pas de trace de sang frais. Par contre, il y a des morceaux de cerveau un peu partout. Il a jeté un coup d’oeil à mon adjoint, qui lui a fait un signe de la main qui lui disait de bouger ce truc. Le Jérôme lui a donné un coup de main. Didier a dit : - Il a plus rien à vomir, en parlant de Jérôme. Il a pris un calepin, comme il pouvait, à voir ses doigts étaient morts de froid, et il a lu des sortes de fils qui sont l'écriture de Jérôme et des lettres plus nettes, les siennes: - Monsieur Michael Varrin commençait à passer le ratrac, qui était parqué là, c’est-à-dire à côté de l’arrivée du télésiège, il descendait la piste, et il a percuté un truc en damant, ça a fait câler le ratrac. C'était la tête. Il a regardé le type, il ne voit pas qui ça peut être. Un hélico est venu tous nous chercher, un peu après, et on est redescendus, avec le corps posé au milieu de la cabine, sur une civière, maintenu par deux sangles. C’était la première fois que je volais dans un de ces trucs, et avec un crâne ouvert devant moi et un visage tout bleu avec un sourire affreux, ça donne pas envie, je referais pas. J’avais déjà vu des trucs moches, des accidents de ski, mais ça, c’était pire, bien pire. J’ai eu peur que le cerveau coule, à cause de la chaleur, comme une crème glacée, mais par chance il ne s’est rien passé. On a direct été au poste central, le préfet a dit «c’est moche pour le village», le sous-préfet a dit «c’est moche pour le préfet», le secrétaire a précisé «il a des intérêts à Choulet; faites vite sinon ça va péter», et on est retourné au bled avec Michael Varrin et Didier. Pendant que mon adjoint allait rechercher la voiture qui était parquée à la station, et qu'il ne faut pas que les touristes voient, pour qu'ils ne posent pas de questions, j’ai interrogé le Michael, qui a dit qu’il passait le ratrac, qu’il a buté sur un truc, qu’il avait été le dernier à descendre la veille, il était presque sûr, et que le matin il avait été le premier à monter, et que d'ailleurs, avec aussi peu de lumière, on n'y voyait rien. Il n’a pas dit grand-chose de plus, rien d’intéressant en tout cas, mais il était pas très causant, pas là en tout cas, parce que j'imagine qu'il doit bien causer et frimer quand il s'y met. À onze heures, le docteur Müller a passé et a dit que le type était bien mort de froid. On pouvait supposer qu’il avait été assommé, mais vu l’état du crâne, ils n’en étaient pas certain, lui et ses collègues. En tout cas, il avait dû mourir de froid au milieu de la nuit, vers une heure du matin à peu près. Il avait été enterré vivant et avait eu de la neige jusqu’à la bouche au moins, il avait des résidus dans les poumons, et son corps s’était refroidi petit-à-petit. Selon leurs calculs, il avait dû refroidir progressivement depuis huit ou neuf heures, mais agoniser lentement. Enfin, d’après le contenu de ses poches, il s’appelait Jacques Varrin. Dans un village où tout le monde porte le même nom, même ma femme, avant, ça veut pas dire grand-chose, si ce n’est qu’il y avait deux Varrin dans l’histoire, ce qui ne veut pas dire grand-chose non plus. Didier est arrivé, je l’ai envoyé chercher le lien de parenté entre les deux Varrin dans les registres communaux. Jérôme a débarqué peu après, l’air pas dans son assiette, et je l’ai envoyé faire les trucs de routine. À midi, je n’ai rien mangé, et à midi et quart, j’ai téléphoné au préfet pour lui demander ce que je devais faire, vu que je n’ai pas l’habitude de ces trucs. Il m’a dit que la police judiciaire pouvait pas venir et que je devais me débrouiller, que j’avais intérêt à commencer par fouiller chez la victime, comme il l’appelle, et que ça serait bien pour tout le monde si ça allait vite. Il m'a aussi demandé de pas trop tout toucher en visitant, pour qu'il puisse avoir des empreintes dès qu'il y aura un type pour les relever. J’ai passé vers le Didier, qui m’a dit qu’ils avaient un arrière-grand-père commun, c’est-à-dire sans doute comme la moitié du village, et qu’à part ça il n’avait pas trouvé, mais que le Jacques était le propriétaire de l’hôtel des Glaciers, et qu’il avait des intérêts dans les remontées mécaniques, encore comme la moitié du village, mais un peu plus, parce qu’il avait des sous, et qu’il faisait partie du comité de gestion. Je me suis demandé pourquoi l’hôtel ne le cherchait pas, mais ils doivent se débrouiller sans lui. Ensuite, j’ai embarqué Jérôme, on a filé vers la baraque du Jacques. Y avait personne, Jérôme a été chercher les clefs chez la voisine, qui lui a dit que sa femme, Andrée Varrin, était en voyage en Amérique du Sud, que lui dormait à l’hôtel la plupart du temps quand elle n’était pas là, et que d’ailleurs elle devait arroser les plantes, la voisine, et qu’on avait intérêt à pas tout salir, parce qu’elle s’occupait aussi de faire le ménage. D’ailleurs elle devait être rentrée la veille, l’Andrée donc, mais qu’avec l’avion on pouvait jamais savoir. On a tout fouillé; il n’y avait rien de spécial, rien de «suspect», en tout cas c’est ce qui nous a semblé. Et de toute façon on était gênés de faire des traces de neige fondue sur les tapis, surtout que ça risquait de bousiller les empreintes du préfet. On est rentrés au poste, j’ai téléphoné à la préfecture, on m’a dit que c’était bon, ils vérifiaient aux aéroports, que j’avais qu’à attendre. Même pas deux heures après, le préfet lui-même a appelé et a dit que c’était un «alibi», qu’il semblait que le portier de l'hôtel où elle avait passé la nuit l’avait vue sortir, l’Andrée, donc, et que les journalistes ne viendraient pas tout de suite, que je n’avais pas de souci à me faire, qu'ils l'avaient arrêtée, et que la tranquillité du village était retrouvée. C’est très bien, c’est ça qui est important. Un peu après, un type est venu prendre des empreintes, il voulait que je sois là, et c'était drôle de le voir étaler de la farine sur des verres et des brosses à dent, et les comparer avec un décalque d'une empreinte. Je me croyais vraiment au cinéma, surtout que je pensais que la police judiciaire, maintenant, avec tout ce qu'on en dit, devait avoir d'autres moyens que ça. Quand il a relevé la tête, il a dit que c'était bon, que les empreintes concordaient, je ne sais pas ce que ça veut dire au juste, et qu'à part les empreintes de sa femme, il n'avait rien trouvé. Pour lui, et pour le préfet, qui a téléphoné un peu après, tout était clair, l'enquête était finie, maintenant il fallait passer à l'instruction. Il m'a expliqué que ça signifiait raconter au juge ce qui s'était passé. Dans les jours suivants, j’étais content, j’avais résolu ma première affaire, à 55 ans c’est pas mal, et je me suis mis à réfléchir à cette instruction: c’est pas un truc que je connais, je me réjouis pas. En plus, ça sera à Sion, au tribunal. Avec Didier et Jérôme, on s’est mis à réfléchir à ce qu’on dira, comment on racontera l’«affaire». On a décidé d'expliquer les choses dans l'ordre chronologique, en commençant par Michael et son ratrac. Et là, on a remarqué qu'il y avait un truc qui jouait pas, Michael devait savoir qu'il y avait un corps là, parce qu'un ratrac ne cale pas comme ça, c'est gros et lourd ces machines. On a discuté, et, pour finir, on a modifié un peu les dossiers, on a mis que Michael damait la piste en montant, au moins, avec une bonne pente et le moteur froid c'est possible. Le lendemain, on a été rendre visite au Michael, et on lui a expliqué comment il devait raconter, et c'était vraiment important pour le village, sinon personne va croire à son histoire, même pas le préfet.
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Commentaires
P
votre histoire m'a rappeler la mienne, je cherchais en vain sur le net si je trouvais un article ralattant mon accident et je suis tombé sur votre récit.<br /> le mien allez vous dire :<br /> un matin de février 1999 à val thorens je me suis fait écraser par un ratrac en allant travailler.<br /> Tout le corps sauf la tête ! il ne m'avait pas vu en reculant et il n'avait pas sa sonnette de marche arriere car il était devant un "grand hotel" et ne devait pas réveiller les "grand gens"
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